Il y a quelques jours, Pierre Leclercq, le patron du style Citroën, a rendu visite à son ancienne école, l’ESA de Liège. C’était l’occasion d’une Master Class au cours de laquelle il est revenu sur son parcours de designer automobile, son travail et… expliquer l’envers du décor en design automobile ! De quoi mieux comprendre comment Citroën réenchante l’automobile au quotidien. (Propos recueillis par Dimitri Urbain)

« Le design c’est compliqué… lorsque j’ai commencé mes études, les professeurs nous demandaient comment nous expliquerions le design à notre grand-mère… Les maths, ça demande deux heures, le design il faut toute une vie ! Après l’ESA, je suis allé en Suisse pour me spécialiser en design automobile. J’ai enchainé divers stages : BMW, Zagato puis Ghia (Ford) ».
De BMW à Citroën : chocs culturels
« Une fois le diplôme en poche, j’ai passé treize ans chez BMW, entre la Californie et l’Allemagne. J’y ai appris énormément et signé le design du X6 de première génération. Ensuite, l’un des projets sur lesquels j’avais beaucoup travaillé (un successeur au coupé M1) a été annulé et je voulais continuer à progresser sans me sentir enfermé chez un constructeur… j’ai fait le grand saut et mis le cap sur la Chine. J’y ai créé le studio de design de Great Wall, à Shanghai. C’est l’une des plus importantes sociétés privées en Chine, elle emploie 60.000 personnes. Avec mes collègues, nous avons sorti, sous la marque Wey- du nom du patron de la firme, une quarantaine de voitures en… quatre ans seulement ! Peu après, j’ai rencontré Luc Donkerwolke… il m’a proposé de rejoindre Kia, en Corée. J’y suis resté un an seulement avant que Jean-Pierre Ploué ne vienne me proposer la tête du design Citroën. Je n’envisageais pas de quitter ce job aussi rapidement mais c’était une proposition que je ne pouvais pas refuser, j’en avais vraiment envie ! Je ne le regrette absolument pas car j’ai grandi au milieu des Citroën, maman roulait en Dyane, papa en CX, mon grand-père en DS… En Chine, j’ai été très impressionné de la qualité du travail, tout comme en Corée, où tout se fait très rapidement. En un an, nous avons sorti une voiture pour le marché indien ».

Designer automobile : un métier en perpétuelle évolution
« Le métier de designer automobile a beaucoup évolué ces trente dernières années. Quand j’ai commencé, en 1999, les responsables du design s’occupaient de l’extérieur, de l’intérieur, ainsi que des couleurs et matières. Aujourd’hui, nous travaillons beaucoup plus sur les détails et l’expérience de l’utilisateur, notamment avec les interfaces digitales, prend de plus en plus de place dans notre travail. Des choses comme les odeurs, le bruit d’une clef… sont bien présentes depuis des années mais n’ont vraiment intéressé les designers que plus récemment. A une certaine époque, les studios dessinaient sans qu’il y ait beaucoup d’interaction avec le reste du projet, la partie technique était prépondérante.

Aujourd’hui, les designers exercent une influence plus importante et le côté innovation technique, l’ingénierie est un peu passé au second plan. En effet, les nouveautés et évolutions technologiques sont plus portées par les fournisseurs et équipementiers que les constructeurs eux-mêmes. Les valeurs des marques sont renforcées par l’intégration d’éléments comme les odeurs, les sons, l’espace et l’architecture. Les bureaux de design essayent de développer une meilleure expérience pour le client, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la voiture. Idéalement, il faudrait que notre smartphone permette à une voiture de fonctionner une fois qu’il s’y trouve, le plus naturellement possible. Désormais, toutes les marques travaillent sur le renforcement de cette expérience pour l’utilisateur ».

Des défis multiples…
« De nos jours, les designers sont confrontés à d’énormes défis : les différentes réglementations internationales et régionales, les changements d’énergie avec le passage à l’électrique et, dans une moindre mesure pour le moment, l’hydrogène, tout se met en place pour concourir à un monde qu’on espère meilleur. Bien évidemment, le travail de design s’en trouve profondément modifié. Jusqu’au début des années 2000, la protection des passagers était primordiale. Aujourd’hui, celle des piétons l’est tout autant. Nous, designers, devons faire en sorte qu’ils passent au-dessus du capot et non dessous, sans toucher les points durs situés juste sous ce dernier. Dès lors, il devient de plus en plus difficile d’être innovant et disruptif côté design. Un autre exemple ? Le groupe Stellantis veut être neutre en carbone à l’horizon 2038. Beaucoup de choses évoluent déjà dans notre façon de travailler aujourd’hui. A mon sens, ce qui va évoluer certainement le plus au cours des années qui viennent, c’est le travail sur l’aérodynamique. Nous testons déjà beaucoup de solutions, le but étant de parcourir des distances toujours plus grandes à quantité d’énergie égale. Les matériaux représentent un autre axe important de développement.

En automobile, même si les matériaux qui interviennent dans la fabrication sont recyclables, en réalité, très peu de matériaux recyclés sont mis en œuvre actuellement. A l’avenir, les designers créeront des choses uniques, avec des matériaux recyclés. La technologie s’immisce de plus en plus dans notre travail quotidien : l’impression 3D permet de créer des choses incroyables en termes de structure et de réduction de poids, tout en mettant l’accent sur la légèreté visuelle. Jusqu’il y a quelques années, les maquettes étaient réalisées en plâtre et argile mais c’était compliqué à faire… et long, compliqué et difficile à modifier ! Aujourd’hui, grâce aux lunettes de réalité virtuelle augmentée, les changements sont beaucoup plus rapides. Nombre de designers passent ainsi facilement de la 2D (avec Photoshop) à de la 3D. Ils vont beaucoup plus vite pour créer les volumes et les modifier. Nous les utilisons également pour les présentations au directoire de la marque et la validation de projets. Dans un plan produit automobile, il faut mélanger des voitures « cœur de gamme » avec d’autres qui sont plus iconiques. Chez Citroën, c’est un peu le jus et le zeste… de citron ! Le jus ce sont les voitures qui doivent plaire un peu plus et le zeste les projets, le conceptuel qui porte les valeurs de la marque le plus fort possible.»

Et une concurrence toujours plus forte !
La concurrence, en matière de design, elle se passe à deux niveaux. D’une part, le marché automobile est très compétitif, une marque peut survivre et progresser sur un segment très disputés uniquement par sa force de différenciation. Et il en va également de même au sein de chaque studio de design : un designer doit défendre son projet, prouver en permanence qu’il est meilleur que celui de ses collègues. Chez Citroën, il y a toujours une dizaine de designers en concurrence sur un projet. C’est très chouette de voir son projet personnel aboutir et devenir une réalité tangible sur la route mais… s’il n’est pas choisi il faut aussi pouvoir le supporter et vivre avec.

Le design est devenu accessible
« Depuis quelques années, le design est partout et… accessible, financièrement. Pensons à IKEA… Je prends souvent l’exemple des cuisines. A l’époque de mes parents, on achetait une cuisine pour la vie et, en fonction des moyens dont on disposait, elle était soit préfabriquée avec des matériaux bon marché et donc pas trop chère ou… réalisée sur mesure, en chêne et donc beaucoup plus onéreuse. Désormais, il est possible d’acheter une cuisine pour quelques milliers d’euros chez IKEA. Le design n’est plus un luxe, il s’est démocratisé et est devenu accessible. Pour les voitures, c’est pareil : tout le monde veut tomber amoureux du design de sa future voiture ! C’est ce qui donne un côté passion à un achat rationnel. »

Le design chez Stellantis : incontournable !
« En matière de design, un enthousiasme très important règne au sein du groupe Stellantis. Il intègre quinze marques et avec mes collègues français, italiens, allemands ou encore américains, nous partageons beaucoup d’éléments… mais nous sortons des choses très différentes. Là où nous gagnons, c’est quand le client ne réalise pas que beaucoup de choses sont partagées. Nous portons tous les valeurs des différentes marques pour lesquelles nous travaillons au travers de nos créations, uniques et disruptives. Quatre fois par an, nous partageons nos travaux au cours de design reviews. Elles ont lieu en Allemagne, en Italie, En France et aux USA. Bien entendu, Carlos Tavares y participe et nous lui présentons nos différents projets. A chaque fois, je rentre surpris de la créativité qui est mise en œuvre partout au sein du groupe. Les résultats sont très différents, même si les ingrédients de base sont identiques. En plus de ces rencontres, une fois par an, nous présentons au directoire du groupe la direction dans laquelle nous voulons faire évoluer notre travail de design, dans le respect des valeurs et de l’expression du design de la marque pour laquelle nous travaillons. C’est bien là la raison d’être des concepts, qu’ils soient uniquement à usage interne ou externe, montrés sur un salon ou présentés officiellement. Nous sortons de l’ordre de 2 à 4 concepts internes par an, ils nous aident à convaincre nos dirigeants tout en nous différenciant des autres marques du groupe.»

Le design Citroën : une tradition à préserver
« Le design Citroën repose sur une série d’éléments clefs qui sont immuables et qui assurent l’identié des produits au double chevron. Tout d’abord, il doit être disruptif, il doit déranger et ne pas être consensuel, accepté directement. Son identité doit être bien affirmée, hors de toute zone grise. Des voitures comme l’Ami ou la C5X ne sont pas tout de suite comprises… Lorsqu’on nous demande « qu’est-ce que c’est ? », c’est, pour moi, le meilleur compliment que nous puissions recevoir. La silhouette doit être disruptive, son architecture, ses proportions, ses surfaces et ses détails sont importants. Pour les proportions nous travaillons sur une plateforme afin que l’architecture soit aux bonnes cotes, dès le départ du projet. Les surfaces et le style sont bien entendu propres à chaque marque. Désormais, les détails s’imposent de plus en plus comme des marqueurs identitaires affirmés. Ensuite, le design Citroën doit être simple. Il est très facile de sortir un design compliqué pour le rendre unique… par contre, il est beaucoup plus difficile de produire un design simple et le rendre unique ! Un peu à l’image de George Lucas qui, lorsqu’il a créé les vaisseaux spatiaux de Star Wars voulait qu’ils restent simples afin de leur assurer une longue vie, je suis partisan de la plus grande simplicité afin de conférer un maximum de force au design et lui permettre de traverser le temps. En troisième lieu, il y a le contraste. Chez Citroën, je l’utilise beaucoup pour renforcer le langage des formes. Celles-ci doivent être douces, simples, sculpturales et… automobiles.

Elles seront plus techniques pour d’autres choses non-automobiles. Il y a peu, j’ai envoyé mon équipe de designers à la FNAC, pour qu’ils s’inspirent du monde de la Hifi, par exemple… Le but est d’amener du neuf dans le traitement des détails et des intérieurs. Ou encore de nouvelles couleurs ! Ne l’oublions pas, la couleur c’est Citroën. Il faut toujours la réinventer, d’une manière plus technique, plus fine, afin d’apporter quelque chose de vraiment contrasté dans nos voitures. Elle est également en lien avec les matériaux : cela met de la douceur là où on veut et nous utilisons également des matériaux plus techniques à d’autres endroits. Le design Citroën doit également être fonctionnel. En effet, les clients de la marque sont très différents des clients Peugeot, par exemple. Et en plus, ça varie d’un pays à l’autre : les clientèles ne sont pas les mêmes en Belgique et en France. Un client Peugeot est plus « vroom-vrrom », plus sportif, que le client Citroën. Lui, il n’aime pas tellement l’automobile, il est plus rationnel, plus ouvert à l’électrique, par exemple. Il recherche quelque chose de différent dans son automobile. Nous devons donc rester simples et amener une solution, que la fonction soit assurée par son design. C’est ce que Carlos Tavares appelle du « jus de cervelle. L’innovation est de plus en plus difficile à aller chercher en automobile mais nous y travaillons de deux façons : à travers le design, pour rendre la chose automobile innovante, mais également via les innovations techniques que nous proposent les équipementiers et qui sont intégrées à nos véhicules. Notre influence est bien entendu moins grande sur cet aspect. »

L’inspiration du passé pour créer l’avenir
« Prenons des exemples de l’histoire Citroën : la TPV, ou « Toute Petite Voiture », c’est l’ancêtre de la 2CV. Elle n’avait qu’un phare… pour faire des économies. La structure en métal amenait de la résistance là où c’était nécessaire. Le pavillon en toile c’était pour la légèreté et réduire les coûts. C’était une façon d’amener l’automobile dans le monde rural… elle devait être capable de traverser un champ en transportant un panier d’œufs sans qu’un seul soit cassé ! De son côté, la DS était un OVNI en termes de design, alliant simplicité de surfaces et de lignes avec des proportions et une silhouette marquante et disruptive. Dans les années 50, Citroën proposait des 2CV et des DS qui étaient très différentes. Aujourd’hui, c’est la C5X qui est sous les feux de la rampe. Elle n’a pas été comprise tout de suite par les journalistes mais, une fois qu’ils l’ont essayée, ça a été complètement différent. Le confort est une des valeurs de la marque, ici dans un objet qui reste étonnant sur la route. D’ailleurs, la campagne de pub se centrera sur la promotion du silence et donc du confort, au travers d’un astronaute et de la relation entre l’espace et la voiture.

Aujourd’hui, le rôle de Citroën c’est de rendre la vie meilleure. Avec l’Ami, nous avons fait bouger les codes. Elle est très différente des autres quadricycles, vendus bien plus cher que l’Ami. Parvenir à réaliser ce projet en gardant le cap côté coûts a représenté un boulot de malade! Créer un engin comme l’Ami est beaucoup plus difficile que de créer un concept car. Ce n’est pas tout d’avoir une vision, encore faut-il la mettre sur la route. Nous sortons 4 à 600 Ami par semaine, au Maroc, soit 15 à 20 .000 par an. Ce qui veut dire que notre façon de travailler sur ce projet est très différente de ce que nous faisons avec nos autres voitures. Le châssis est tubulaire et la carrosserie est en ABS injecté, teinté dans la masse et collée sur le châssis. Une seule teinte est disponible et les panneaux sont recyclables. Les moules sont chers à réaliser et donc c’est pourquoi elle est symétrique et les portes antagonistes. Le nombre de pièces est minimal, ce qui influence le coût de développement et donc diminue le prix de vente. La surface au sol de l’Ami est très compacte mais l’espace intérieur est utilisé au maximum : les sièges détachés donnent plus de largeur, l’espace, le poids… tout est étudié. Même dans les formes, les surfaces ont été prévues pour être collables et pousser l’accessoirisation. Ce qui nous permet d’ouvrir des portes pour le reste de la gamme… actuellement, cet aspect est encore peu répandu en automobile.

Avec l’Ami, les accessoires intérieurs sont fonctionnels et les extérieurs sont plutôt visuels. C’est un objet qui peut être conduit dès 14 ans sans permis en France et en Italie et qui a beaucoup de succès auprès des jeunes. Nous avons fait évoluer ce concept pour le rendre encore plus pratique, avec la version cargo. Elle a été réalisée à la demande de la poste marocaine, la partie droite peut accueillir des colis. Ensuite nous en avons fait un véhicule de loisirs dans l’esprit de la Mehari, avec le Buggy. Lui est encore plus fun ! On peut injecter ses éléments de carrosserie dans une autre teinte, le kaki, enlever des parties comme les portes, ça donne envie de rouler ! C’est aussi la communication et la publicité de l’Ami qui sont différentes et marrantes. Avec l’Ami c’est aussi la publicité qui est différente et marrante. »

Citroën Autonomous Mobility Vision : autour du temps
« De plus en plus, l’automobile se fait éjecter des centres villes et les voitures totalement autonomes pas encore une réalité tangible ni accessible. Nous y avons réfléchi et développé un concept de robot équipé de batteries et de vérins, pouvant accueillir toute une série de cellules à usages multiples. Pas moins de soixante- cinq concepts différents ont été créés en quelques jours seulement. Nous pouvons par exemple en faire un véritable salon, sans devoir répondre aux réglementations en vigueur pour l’automobile. Nos partenaires sur ce projet sont les groupes Sofitel Pullman et JC Decaux.

Le pod va remplacer la limousine qui vient vous chercher à l’aéroport pour vous emmener à l’hôtel ou au théâtre. Désormais, c’est l’abribus qui vient à vous… c’est plus direct et plus agréable pour voyager dans les villes. Un pod permet également de faire du sport, sans perdre de temps derrière un volant. Et l’énergie dépensée permet également de recharger la batterie ! Il s’agit d’une véritable révolution du voyage entre un point A et un point B. Une multitude d’autres applications pourront être envisageables, de l’ordre du gaming virtuel, du médical, du yoga… ou permettre de visiter une ville entre amis , en sirotant un verre confortablement installés.

Ma conviction personnelle est que la mobilité ne devrait pas ressembler à l’automobile. C’est bien le cas avec ce projet. L’idée repose sur le temps, le temps passé, le temps perdu, le temps récupéré, pour soi, ses proches, le temps rendu…En conclusion, je dirais que les designers sont des passionnés et je suis heureux que Citroën dépense des sommes considérables pour que notre vision se retrouve sur la route. Le design n’a jamais été aussi important qu’aujourd’hui, c’est le moyen le meilleur marché de créer la différence et de changer le monde… par le talent créatif ! » (Texte: Dimitri Urbain)
